Récit de voyage

L’arrivée à Ulan Bator

Nous n’irons pas plus loin. Nous ne roulerons pas un mètre de plus. Nous sommes arrivés. Le lundi 26 août à 17h08 à Ulan Bator. Des pleureuses slaves orthodoxes se jetant dans nos roues les seins nus, des colonnes de dragon de la grande armée tirant la pétarade à notre passage, la foule du monde, les peuples de la terre criant des « Hourra, hourra pour OulanBike ». Mille vierges coinceront des bouquets de fleurs dans nos guidons, des angelots arc au poing tireront notre char, empereurs et rois, ambassadeurs et diplomates balayeront la route devant ces âmes du monde passant à vélo. Le ciel s’ouvrira alors au gong du dernier kilomètre et au son des funestes trompettes, les quatre vélos seront aspirés dans un tourbillon de soleil, un océan de lumière et disparaitront à jamais dans le noir des cieux. On les retrouvera au côté d’Achille et Hector, parlant braquet et mécanique avec Héphaïstos, grand voyage avec Ulysse, kumiz et ambroisie avec Dionysos. Le troisième jour, un enfant reviendra en courant de la steppe, dira avoir vu quatre vélos d’or sortir d’un rocher. La bonne nouvelle se répandra que l’heure pour le monde est venue de rouler. Elias et Erythrée partiront vers l’est, Arif et Phlégeon à l’ouest, Jules et Astérope au sud, Matthieu et Bronté au nord. Enfourche ta bicyclette et suis-moi. A chaque kilomètre, les enfants accourront avec leur tricycle, les amants sur leur tandem, les vieillards dans des carioles tirées par leurs fils. Quatre colonnes de roues déferleront sur le monde, le bruit sourd de millions de pédales hantera les nations. Alors, seulement, la terre sera sauvée. On abandonnera voitures et pollution, portables et aliénation. Les villes seront brulées, les antennes relais arrachées. Le monde vivra à nouveau dans les forêts. L’humanité redevenue nomade sera libérée. Et l’Homme à vélo comme l’ancêtre Cros Magnons pourra enfin s’écrier : « Je suis citoyen du monde ». Tout cela est arrivé à Ulan Bator ce lundi 26 août. C’est véridique et nous vous conjurons d’y croire. Il ne pouvait pas en être autrement. Ce moment tant imaginé, rêvé, désiré et redouté pendant six mois ne pouvait se finir dans le nuage de pot d’échappement de la deuxième ville la plus polluée du monde. Dans une heure de zigzag entre voitures et tramways, d’harangues mécontentes de klaxon et de sifflets des policiers. Au milieu d’une place pleine de l’indifférence de passants pressés et devant une statue de Gengis Khan restée muette malgré les circonstances.L’image qui restera est celle du fil barrant l’accès aux marches jusqu’à la statue. Lorsque ma roue touchant un des poteaux de la barrière, j’ai su que n’irai pas un centimètre plus loin. Tous les matins, je me suis levé pour avancer vers l’est, pour me rapprocher un peu plus du soleil levant. Ce fil, stupide fil, me stoppe et dans toute sa bêtise matérielle m’empêche de continuer. En une seconde, tout est parti, envolé. Les bras ballants, le regard vague, nous prenons pour la première fois conscience de notre guidon et ne savons où l’orienter pour ne pas reculer.« Vers où tourner le guidon à présent que tout est fini ? ». Cette question est là, béante, angoissante. Le bitume de la route a volé en éclat. Cette route si droite qui par analogie donnait de la droiture à mon âme, un but à mon corps et à mon esprit, une ligne d’asphalte à ma vie alors si simple, si tranquille, a disparue. Trouver où tourner le guidon. Là est l’enjeu de l’arrivée, l’ultime défi de notre voyage. Certainement, nous avons roulé que dans une contrée possible de l’existence, sur une des innombrables routes de la vie, celle bêtement géographique du monde physique, des atomes d’Epicure quand il en existe tant d’autres à parcourir. La carrière, la famille, l’amour, la religion, la littérature de Proust, la philosophie allemande, le whisky écossais, le syndicalisme politique, un abonnement annuel à la comédie française, les buffets déjeuners d’EY, un closing chez Bredin Prat, le lac Baïkal en kayak, l’antarctique à pied, le pôle Nord à ski, le Sahara en slip, la crique Alice, les ruines de Palmyres. Alors à quoi bon se lamenter, la route sera peut-être un peu moins droite, le chemin un peu plus boueux, l’usage de la boussole plus nécessaire. Mais l’aventure n’en sera pas moins excitante et digne d’être vécue. « Le vent se lève, c’est maintenant ou jamais. Ne perdez pas votre unique chance dans toute l’éternité, ne manquez pas votre unique matinée de printemps ». Le sieur Jankélévitch nous aurait donné des coups de canne à nous voir avachis dans ce cyclo-romantisme mièvre, dans ce flafla lyrique du guidon, dans cette posture du jeune chiot aigris rongeant l’os de son souvenir. Il y a encore énormément à rouler et la route ne fait que commencer. Alors, enfants, en selle ! Et que Dieu vous garde !