Tranches de vie

Gobi Proust

Qui a déjà essayé de lire Proust ? C’est la minute délation, l’instant culpabilisateur. Beaucoup avant les grandes vacances d’été ont détaché le gros volume à bord doré de la bibliothèque familiale se disant « cette année, la glandouille à la plage n’aura pas été vaine, j’aurai lu Proust ». Combien ont ensuite reposé ce même volume deux mois après, les bords légèrement écornés et les pages pleine de sable, se disant « trop tôt mon cher, trop tôt, tu as toute la vie devant toi et d’ailleurs il ne bougera pas d’ici ». Ainsi passent les années, tous les cinq ans, tous les dix ans, on re essaie de croquer la pomme de Combray, pomme de la connaissance littéraire la plus aboutie, de la culture de salon la plus crane, celle qui à jamais nous fera appartenir à la fine fleur intellectuelle française, à ce club select et intime des « Oui, j’ai lu Proust ». Mais rares sont ceux qui dépassent la scène du réveil du petit Marcel dans sa chambre et tel Sisyphe montant éternellement son rocher sont voués à relire les mêmes premières pages indéfiniment à des vacances, saisons, âges différents. Jusqu’à que la mort arrive et que honteux sur leur grabat, ils murmurent à un curé las de l’impérissable aveu : « Mon père, pardonnez-moi, je meurs sans avoir lu Proust ». Oh peuple de France, nation des lecteurs, disciples des lettre éternelles, aujourd’hui sonne votre délivrance. OulanBike a, pour vous et le repos de votre âme, trouvé la solution, le sésame qui mène à la madeleine, le moyen de se taper Proust d’une traite et sans histoire :1) Achetez un vélo et la version Audio de Du côté de chez Swann. La marque du vélo importe peu, Marcel Proust, grand asthmatique s’y connaissait de toute façon peu en bicyclette. 2) Choisissez-vous un bon désert : le Gobi en Mongolie peut faire l’affaire. Il faut qu’il soit plat, vide et avec peu de passage.3) Le traverser sur 400 / 500 kilomètres à vélo, le livre audio sur les oreilles. Le procédé peut paraître farfelu. Pourquoi donc un désert et non pas une forêt, un plateau d’altitude, une vallée verte ? Il y a deux raisons :a) La raison pratique : le paysage est monotone, sans relief, la route droite et in changeante sur des centaines de kilomètres. Ça y est vous y êtes, seul avec vous-même, au pied du mur. Le cycliste bien que brave est rarement christique et le désert rescelle pour lui peu de tentations. En tout cas, beaucoup moins qu’à la plage, avec les copains une après-midi en terrasse ou sur l’Eurovélo 6 des bars d’Europe de l’Est. Ici, dans le dénuement des lieux, dans l’emmerdement obligé d’une journée de route sans intérêt, dans ce temps gratuit où il n’y a rien à faire excepté pédaler, je suis prêt, humblement, dans cet ennui volontaire, à accueillir la parole de Proust. b) La raison proustienne : lire Proust c’est accepter d’exploiter au mieux le pouvoir de son imagination. Roman de comparaisons et de métaphores, d’amour de la description, de passion du détail, la maison de Tante Léonie est à l’économie du dialogue et à la parcimonie des actions. Pour récolter cette prose vaporeuse et poétique, qui nous échappe par son manque d’enracinement dans un récit, s’évapore à la moindre distraction, il faut un état de conscience bien particulier que seul le désert procure. Le désert a la vertu du vide, préalable nécessaire à la construction d’un imaginaire solide. Car comme une toile blanche prête à recevoir le coup de pinceau créateur, le désert blanc de soleil et du rien qui l’occupe est prêt à recevoir le décor du roman. Du haut de mon vélo, je fais apparaître dans les sables du Gobi les jardins de Combray. Le buisson d’épineux devient pommier, la dune de sable haie d’églantine, les cous des chameaux clochets d’église. Heureux démiurge régnant sur cette immensité vierge, toute la journée on s’amuse à compléter le tableau. La plaine sur le chevalet du guidon, les couleurs mélangées par le roulis des pédales. On y installe les personnages : le vieil arbre mort la pauvre tante Léonie, l’aigle de passage Monsieur le grand Daim, le chameau apathique Monsieur Vinteuil, les troupeaux déguerpissant la foule des sans noms. Et une fois pour tout on choisit : la rocaille de ma droite pour le côté des demoiselles de Guermantes, la rocaille de ma gauche pour le côté de chez Swan.C’est un peu abstrait on vous l’accorde. Cela demande déjà un certain penchant pour la rêverie, une certaine pratique des yeux dans le vague que donne l’expérience de six mois à vélo. Et ce don du remplissage des grands espaces, cette faculté à y mettre des couleurs, des formes, des émotions n’est possible hélas que pour les esprits suffisamment décantés des tracas et impératifs du quotidien. Un curieux méli-mélo se crée alors. La mémoire de Proust m’envahit tout entier et se confond avec mes souvenirs, ma mémoire affective personnelle, le bisou de ma mère que j’attends toujours le soir sous la tente, les promenades en forêt de Fontainebleau, les repas de famille du weekend et la grand-mère éternelle rue des Quatrefages à Paris. Proust par son génie d’écriture voulait rendre immortel le lieu chéri de son enfance et ce qu’il y avait ressenti. A notre tour, si nous relisons Proust plus tard, nous y verrons tout autre chose. Le parfum des aubépines nous fera penser au vent chaud du désert de Gobi et le gout de la fameuse madeleine à nos pâtes sauce tomate du soir. Nous avons en quelque sorte prousté le Gobi, en le rendant par la magie de l’imagination et de l’écriture, inoubliable.