Tranches de vie

Le train turkmène et la bouteille de pinard

Qui se souvient de la grande vadrouille ? Et bien, nous l’avons rejouée à la sauce Turkmène, l’accent british en moins. Le totalitarisme nous l’avons appris dans les livres mais c’est autre chose quand il est expérimenté et vécu l’espace d’une nuit dans un wagon couchette troisième classe.

C’est à quatre que nous nous sommes retrouvés sur le quai de la gare d’Achgabat à sept heures du soir. Trois policiers, la casquette large, les galons pendouillant, l’air franchement collabos, gardent férocement l’entrée de chaque cabine. Il faut y faire rentrer quatre vélos avant le départ du train dans une poignée de minutes. Ils refusent catégoriquement. Des vélos dans un train de nuit, c’est du jamais vu, personne ne veut prendre le risque d’y laisser son sifflet. L’horloge tourne. On entaille la carapace de cette procrastination collective : « Nous avons parlé au grand chef et il était d’accord ». Le doute s’installe. Peut-être sont-ils en train de faire une bêtise… La sueur commence à perler et ils se regardent les uns les autres attendant que l’un d’entre eux prenne une décision. Toujours rien. Le train part. A ce moment, dans un sursaut de peur, horrifiés, ils crient à la machine de s’arrêter et nous jette littéralement nous et nos vélos à l’intérieur.

Chaque wagon est occupé par cinq policiers qui font régulièrement des rondes dans les couchettes. L’air un peu fugitif, nous nous terrons dans notre cabine et préparons un acte d’insubordination d’éclat pour rendre gloire à nos aïeux maquisards. Après tout, nous y sommes presque, la Gestapo en botte de cuir est là, la zone libre ouzbek plus qu’à quelques heures de train et le sang brave de la jeunesse de France prêt à en découdre avec l’occupant s’est mis à battre à nos tempes. L’explosif a été amorcé : c’est un Médoc de la cuvée Baron Philippe de Rothschild 2016 dont nous tairons – pour des raisons de sécurité – le nom de son généreux donateur. Trinquer au nez de ces fascistes d’Asie central, verser ce sang doux de notre terre chérie au nom de la liberté des peuples, de Danton et de Lafayette, de Gavroche et de ses guenilles ! Rire de ce vin joyeux dans ce pays si triste ! Portés par l’héroïsme, nous entreprenons d’ouvrir la bouteille. Sans tir bouchon, au couteau, puis en chauffant le goulot au briquet.

A ce moment on toque à la porte et sans attendre la réponse, on l’ouvre brusquement. La Waffen est là, triomphante, nous sommes pris. Nous croyons entendre le trop redondant « Papier Bitte » et nous nous voyons déjà jetés à Dachau avec nos bicyclettes. Le front bas, les yeux cruels, l’inspecteur de cabine exige de voir l’objet. Il se brule d’abord au goulot encore chaud et réprime un geste d’humeur. Il porte ensuite la bouteille à son nez comme pour sentir la poudre d’explosif. Moue dubitative, la tension monte. Par des gestes expressifs, il nous explique que c’est grave et qu’il va devoir la confisquer. Courageusement nous tenons bon. Il veut la gouter. Ça sera pour plus tard mon grand, nous ne l’ouvrirons pas avant demain. Mécontent et vaincu contre tant d’obstination française, le pauvre garçon tourne les talons.

La Waffen est repassée plusieurs fois pour nous surveiller. Il a fallu boire à l’agachon, en dessous de table. A force d’audace et de persévérance, nous avons finis la bouteille sans en laisser une goute à l’occupant. Nos arrières grand parents peuvent dormir sur leurs deux oreilles, nous n’avons pas failli.

La résistance à l’oppresseur commence dans les petites choses, une bouteille de pinard qui ne finit pas dans le bakchich de coutumace. Boire du bon vin en cachette pour racheter tous les pots de vin arbitraires qui humilient une population.

Un vent de révolution souffle à présent sur le Turkménistan. OulanBike en aura été l’étincelle.

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