Récit de voyage

Le Zagros

Notre épopée azérie touche à sa fin. La route qui lacère les vastes étendus de ce haut plateau amorce quelques virages inhabituellement serrés. Nos montures trépignent. Elles qui ont appris la route sur les flancs abruptes de l’Uludag et ont perdu leurs premiers écrous dans le grand Taurus, sont lassent de cette plate monotonie azerbaïdjanaise. Nous aussi, remis de nos froides aventures turques, initiés aux plaisirs de l’hospitalité iranienne, nous avons fini par passer maîtres dans l’art de la longue méditation et de la formation peloton. Nous admirons avec envie les immenses montagnes blanches qui apparaissent dans l’horizon. Il nous tarde de retrouver des routes plus escarpées, les interminables montées en fond de vallée, les floppées de lacets des grands cols enneigés, les grandes descentes à flanc de falaise. Le Zagros est là. Nous allons déguster.

Nous pénétrons dans cette grande chaîne de montagne par la vallée de Piranshar. Cette longue gouttière en contrebas de la muraille irakienne accueille en son creux la grande rivière Zab qui irrigue toute la région. Suivant son cours, nous découvrons des paysages familiers. Dans une ambiance alpestre, le Zab prend des airs de Durance et il faut les grosses moustaches noires et les chalvars pendants des bergers kurdes pour nous tirer d’une illusion nostalgique. Nous filons ainsi jusqu’à Sardasht, petite Briançon iranienne. Cette grande ville montagneuse a jadis été la victime des premiers bombardements et attaque à l’arme chimique irakien de 1979. La grande chaîne du Zagros fût le théâtre privilégié de cette guerre de 8 ans entre les voisins iraniens et irakiens. SI les locaux restent discrets sur cet épisode, les innombrables panneaux à l’effigie des martyrs de la guerre qui jalonnent la route témoignent de cette terrible saignée iranienne. Le cœur lourd, nous reprenons notre chemin et il faut toute la beauté du paysage pour soulager notre pensée. Surplombant un grand lac bleu, la route s’élève doucement sur les flancs verdoyants d’une montagne. Les arbres fruitiers qui parsèment les prairies nous abritent du soleil qui retrouve ses ardeurs printanières. Sans quitter cette douce atmosphère, nous atteignons Baneh où nous sommes accueillis par un grand groupe de cyclistes iraniens, équipés de matériel dernier cris. Admiratifs, ils nous couvrent de fruits secs, de bons conseils et de selfies. Le soir même, la sympathie et la sollicitude iranienne se manifestent à nouveau. Nous voyant planter la tente dans un champ, un grand kurde nous offre tout naturellement les clés de sa grande maison pour que nous y passions la nuit.

Une semaine durant nous poursuivons ainsi notre route sous un soleil encore bienveillant et dans des vallées toujours plus hautes. Nous nous enfonçons dans la Zagros et sa région kurde. De cols en sommets, de vallées en défilés, nos cuisses se raffermissent et nous faisons ressurgir la danseuse enfouie en nous. Un matin alors que nous atteignons le fond d’une jolie vallée, un mur se dresse devant nous. 1000m de dénivelé parfaitement visible. Le soleil approche de son zénith et élaire le dessin de ces longues écorchures taillées par l’homme dans le flanc de cette muraille. Avant chaque montée, lorsque l’on sent l’agitation prochaine de l’altimètre, une petite excitation s’empare de la caravane. Chacun espère secrètement devancer de quelques secondes le groupe pour s’installer au sommet et toiser la fin du peloton d’un air nonchalant comme pour dire : « Vous voulez que je ralentisse ? »

Mais ces petites victoires ont un prix. Et lorsque quelques egos exacerbés se fixent la prochaine montée comme objectif, on est assuré d’une suée mémorable et d’un spectacle digne des plus grandes courses cyclistes à 4.

Retour au pied du mur que le peloton aborde plein d’élan, mené par un Elias toujours fringant. Très vite les t-shirts se mouillent, les muscles se nouent et le groupe avance, solidaire, lorsque dans le creux du 1er lacet, le maillot vert attaque. Habitué jusque là aux queues de peloton, voire aux feux de la voiture balai, Matthieu se rebiffe pour laver son honneur de cycliste bafoué. Arif laisse filer. Elias n’y croit pas et seul Jules saute dans la roue de ce petit vélo vert enragé. S’en suit une montée épique à fond de train. La route s’élève le long du ravin et se transforme en piste caillouteuse. 5-6 lacets dans la poussière des voitures puis la dernière côte, terrible, à 15%. A cet instant Jules attaque. Pensant distancer son adversaire, il se voit voler vers la victoire. Mais c’était sans compter l’orgueil sans limites du cousin qui dans un flot de sueur, se dresse sur les pédales, raccroche puis contre-attaque, laissant ses poursuivants cloués à quelques mètres du sommet.

Voici donc quelques événements qui à défaut de calmer totalement les égos, anime nos longues journées. Ces montées disputées comme les parties de belotte permettent de déplacer le conflit et de régler discrètement les éventuels contentieux. Parmi ces petits facteurs de cohésion et de maintien de l’harmonie, le paysage tient une place prépondérante. Les étroits défilés de granit blanc, les cols enneigés percés dans une crête noire et déchiquetée, les petits villages suspendus au flanc d’une vallée abrupte ou encore les torents majestueux s’écoulant parmi de hauts pics montagneux recouverts de forêt sont autant de délices pour nos yeux qui portent encore les marques de la grisaille et du blizzard turc. Dans ce cadre somptueux, on contient plus volontiers une frustration passagère et on oublie vite la rancœur du matin parmi les chaleureux kurdes de la région.

Les routes et pistes que nous abordons sont de plus en plus escarpées et comme une petite Clio sur les pistes défoncées de la forêt guyanaise, nous trouvons notre meilleur allié dans la vitesse d’approche. Après une bonne étape à Marivan, nous nous lançons à toute allure à travers ces hautes bosses de 3000m. Les montées sont douloureuses, les descentes folles et l’environnement sublime. Seules quelques crevaisons malvenues nous ralentissent. Alors que nous dévalons la vallée d’Howraman, destination très prisée des iraniens pour leur pics vendredinical, nous débouchons sur un lac étroit, coincé entre les flancs abrupts de 2 montagnes. Observant une piste caillouteuse et pentue qui part de l’autre rive du lac et après l’étude de nos cartes, nous décidons de franchir le lac pour nous enfoncer un peu plus dans ces montagnes magnifiques. Nous réquisitionnons 10km plus loin un zodiac sur lequel nous chargeons notre important barda. S’en suit une montée belle mais ardue où nous poussons le vélo sur une piste rocailleuse et impraticable. Le soleil déclinant, nous débouchons sur un petit vallon accueillant en son creux les 10 maisons du village Asparyz. Isolé, surplombant les vallées environnantes, il offre au voyageur une impressions de bout du monde saisissante. Accueilli avec tous les égards par les locaux, nous dormons à la belle étoile sur le toit d’une de ces petites masures.

Une semaine s’écoule durant laquelle nous profitons de ces belles contrées perdues, parsemées de petits village kurdes au charme toujours différent. Hormis une nuit dans un grand bazar de poissons, la montée vers la plaine de Kermanshah offre moins de surprises à nos yeux devenus exigeant et à nos cuisses devenues avides d’acide lactique. En roulant sur la capitale du Lorestan, nous apercevons au loin les grandes falaises ocre dans lesquelles Darius puis Sargon sont venus tailler leurs exploits. En quittant le Kurdistan et son silencieux mais omniprésent culte des martyrs, nou partons à la découverte d’une histoire moins sensible. Pourtant irriguée par des flots de sangs tout aussi impressionnants, le temps en a gommé la douleur. Ainsi avec Darius à nos côtés, Nader Shâh sur le porte bagage, Tamerlan à nos trousses Hafez dans la tête et Ahura Mazda comme étoile du berger, nous plongeons vers Ispahan.

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