Récit de voyage

Boukhara – Pendjikent, à la conquête de l’Est

L’Ouzbékistan est divisé par 3 grands fleuves, Au sud, l’Amou Daria marque la frontière avec le Turkménistan et l’ancien territoire des Scythes. Au nord le Syr Daria coule entre le Tadjikistan et le Kazakhstan jusqu’à la mer d’Aral. Enfin le Zeravchan traverse l’Asie centrale de Pendjikent à Boukhara en passant par Samarcande. C’est sur ces rivages hospitaliers  qu’ont prospèreé les grandes civilisations des steppes. Véritable Nil local, il a fait la richesse des grands bazars des routes de la soie, mais aussi de l’agriculture locale. 

En effet, nous traversons l’Ouzbékistan comme un gigantesque potager. Les arbres croulent sous le poids des abricots mûrs, les tomates sont énormes, fermes, délicieuses, les prunes débordent des étales installées en bord de route, les enfants euphoriques vous remplissent les poches de grosses pêches et il suffit de tendre la main pour saisir de grandes poignées de cerises fraîches et juteuses.

Pour rallier Samarcande, nous faisons le choix de la steppe. Nous quittons la vallée très habitée du Zeravchan pour parcourir les étendues immenses et plates du Sud de l’Ouzbékistan. En quelques coups de pédales nous traversons les abords miséreux de Boukhara. A peine sommes nous sorti du centre historique que les trottoirs impeccables, les allées piétonnes lisses ou parfaitement pavées sont déjà de lointains souvenirs. Nous nous élevons vers le lac Tudakul à travers un paysage apocalyptique. Au milieu des pylônes électriques, des tours de contrôle militaires et des marais nauséabonds, une route terrible se fraye un chemin jusqu’au grand réservoir. Sur les rives de ce lac se retrouvent les boukharriotes qui fuient la chaleur de la ville. Approchant une maigre plage de sable gris, nous nous mêlons aux groupes exclusivement masculins, tous en petit maillots de bains et la bouteille de vodka à la main.

Après cette petite pause enchanteresse, nous repartons a la recherche de la grande steppe ouzbek dont nous n’avons pas encore vu les prémisses. Nous abattons 30km au milieu des villages en fleurs des innombrables troupeaux de vaches et des camions remplis d’épillets bleus qui manquent de chavirer à chaque soubresaut de la route. Le contraste est saisissant. Après les étendues lugubres où l’on s’attendait à tomber sur une tranchée allemande tous les 100 mètres, une farandole de couleurs nous entoure et nous ravi. Du mauve des fourrés de campanules nous passons au jaune vif des jacinthes asiatiques puis au vert éclatant des champs de blé. Nous profitons pour la première fois d’une des spécificités de la région : les puits. Ici chaque village en possède un duquel on tire de grands seaux d’eau fraîche. Quelques kilomètres après ça y est elle est là, immense terrifiante et magnifique : la steppe. On en avait rêvé, le Dasht-e Kavir s’était refusé à nous l’offrir, le train de nuit turkmènes nous en avait caché les splendeurs et nous désespérions de jamais la parcourir. La fin d’après midi est somptueuse. La steppe fait partie de ces paysages qui vous retournent la tête, subliment le voyage, excitent l’imagination et vous font oublier jusqu’aux crampes qui saisissent vos jambes fatiguées. D’immenses troupeaux de chèvres parcourent les étendues vallonnées, couverte d’absinthe noire battue par le vent et solidement enraciné dans un sol pierreux et aride. Ici le relief n’a pas totalement abdiqué. De grandes collines bordent l’immensité désertique et nous les suivons, émerveillé.

Alors que nous nous dévions de la route pour trouver un camp, que nous commençons à installer la tente et que le soleil baigne de ses rayons les flancs dorés des montagne, Matthieu s’installe en haut d’un monticule pour guetter l’arrivée d’Arif, distancé par le peloton. Par malheur, le retardataire arrive exténué, le nez dans le guidon et la musique battante dans les oreilles. Matthieu a beau s’égosiller, rien à faire, le cavalier seul passe. D’un bond, Matthieu se jette sur sa monture d’acier, débarrassée de ses lourdes sacoches. Tel le cavalier afghan dévalant les pentes de l’Hindou Kouch, il se précipite jusqu’à la grande route que parcourt encore Arif. Ce dernier, bien qu’erreinté, traverse les prairies immenses comme une bête blessée, attendant désespérément le salut du camp. Il ne reste plus que la steppe entre Matthieu et sa proie. Le vélo léger, ses cuisses trépignent devant cette immensité plate et il lance sans attendre le galop. La chasse est ouverte, le tchopendoz, couché sur son vélo file à travers la steppe, vole au dessus des touffes de laîches dorées. Les muscles sont tendus et la distance qui le sépare d’Arif fond comme une goutte de sueur sur le front d’un cycliste en Ouzbékistan. Depuis les flancs de la montagne un long cri s’élève. Elias et Jules courent à travers les collines lançant de grands “Ariiiiif” et “ Ooh ooooh” désespérés. Comme les hurlements terrifiants des grands bouzkachis, ces injonctions lancées au vent excitent et ravivent la course du cavalier. Finalement le déserteur est rattrapé. Il n’a pas le temps d’enlever ses écouteurs que se déversent déjà sur lui les invectives du cycliste exténué et dégoulinant.Rentrés au camp, nous profitons d’un magnifique coucher de soleil et d’une légère brise pour faire retomber la fièvre de la steppe.

Les journées suivantes comptent sans aucun doute parmi les plus belles et émouvantes de notre longue odyssée. Lorsque l’un des membres de notre horde se laisse absorber dans ses pensées, ralentit et se fait distancer, il lance sur la route son étalon chargé aux trousses du peloton disparu. Mais la course sur cette route défoncée, battue par le vent du nord rend plus difficile le parallèle avec les fiers cavaliers de Balkh. On avance, cahin-caha et l’on ressemble plus aux petits bergers montés sur leur âne claudiquant sur le bord de la route. Pire, après un effort titanesque pour revenir à l’avant de la course, on n’obtient comme toute récompense que quelques remarques exaspérées : “ qu’est ce que tu foutait”, “t’as rien dans les jambes ?”,  “ à ce rythme la on y sera jamais”.

Après 4 jours de pérégrinations steppiques, nous atteignons Samarcande. Pour la description de la ville et de la mise en valeur de son patrimoine, se référer plus haut à la partie sur Boukhara. Alors que nous arpentons les rues bondées et écrasées de soleil de la capitale sogdienne, nous faisons l’acquisition d’un charmant perroquet à qui nous offrons le privilège de rejoindre la grande caravane Oulanbike. Tels les marchands d’antan, nos sacoches sont le réceptacle des richesses locales et cet oiseau ouzbek nous a tapé dans l’oeil. Peut être l’échangerons nous contre quelque zibeline mongole ou l’offrirons nous comme présent sur la tombe du grand Gengis Khan. A l’ombre des grands minarets de la mosquée Ulug Beg, nous baptisons notre nouveau compagnon : Tamerlan.

Après un aller retour à Tachkent, et une longue attente de nos visas tadjiks, nous partons vers les confins de l’Ouzbékistan occidental, au pied des montagnes du Pamir, vers le parc naturel de Zamin. Si Samarcande, et Boukhara sont les 2 merveilles de l’Asie centrale, les petits villages de la campagne ouzbek en sont incontestablement la troisième. Toujours recouverts d’arbres fruitiers, entourés de champs de blé et traversés par de nombreux canaux d’irrigation, ces villages respirent la prospérité et la douceur de vivre. Le bétail bat paisiblement le pavé des rues ombragées et toutes propres. Quelques expériences festives nous introduisent dans la vie des villageois. De la fête de village imbibée de vodka à la décuve le lendemain dans une ferme ouzbek, l’immersion est totale et les adieux parfaits. Le matin même nous recevons notre visa tadjik et nous filons en toute hâte rejoindre la vallée du Zeravchan. Pendjikent nous appelle, et dans les pas du grand Kutayba nous reprenons notre conquête inexorable de ces riches contrées. En 713 après la prise de Samarcande, Devastisht s’est proclamé roi, faisant de Pendjikent une Alésia sogdienne. Refusant pendant une semaine notre demande de visa, le Tadjikistan a cru endigué la progression de notre caravane. Comme son prestigieux ancêtre, le voilà qui cède et posons le pied dans la haute vallée du Zeravchan.