Récit de voyage

De Tabas à Maschad : une fin de désert entre cousins

Les grandes aventures débutent dans les cornets de frites. Quand nous étions petits avec Jules, nous avons durant plusieurs années fait notre catéchisme chez nos grands-parents. Chaque mardi soir, nous sonnions à cette grande porte rue des Quatrefages à Paris. Pendant une bonne heure, avec l’air le plus sérieux et grave possible, nous écoutions notre grand-mère, Yaya, nous parler de Clovis et sa colombe, de Zaché perché sur son arbre, des deux compères d’Emmaüs…etc. Nous dessinions ensuite les plus belles de ces scènes au feutre dans notre cahier ce qui était de loin la partie la plus amusante. Quel rapport entre Saint Louis sous son chêne et trois jours à vélo dans le Dasht-e Kavir ? A vrai dire aucune, car le fort de la soirée, chose horrible à avouer, venait après.

En effet, après ce catéchisme familial – qui nous a quand même laissé de bons restes – sonnait l’heure de la fête. Par fête, nous entendons ce qui fait rêver deux enfants de huit ans : un bon film et une bonne goinfrerie. Combinez les deux, en plaçant le repas devant le film et vous en ferez des enfants heureux. C’est ainsi que dès la nuit tombée, chaque mardi soir, nous étions par les soins de notre grand-mère chérie, le bavoir au cou comme deux coqs en pate, devant la télé, avec deux énormes cornets de frites et une pluie de brochettes de bonbons. Seul perturbait cette orgie, les interventions de notre grand-père, Grand Pierre : « Dans les forêts amazoniennes, ce n’est pas des cornets de frite mais des cornets de chenille bien grasses et baveuses qu’on donne aux enfants ». Là, Messieurs, se sème la graine des grands voyageurs.

Les films étaient sensiblement les mêmes et se revoyaient en boucle, je vous les nomme : la trilogie du Seigneur des Anneaux, Thierry la Fronde, Master in Commander, Pirates de Caraïbes… Rêver seul n’est pas dangereux car on change vite de disque. Mais placer deux petits garçons ensemble à rêver d’aventure, cela est plus risqué. Sam et Frodon, coude à coude dans le Mordor esquivant les terribles hordes d’Ouroukail en route vers la montagne du Destin, des icônes ont investi nos esprits et mêlées au plaisir du cornet de frite, y sont restées.

Faire des projets quand on est petit n’engage pas à grand-chose. Notre truc, c’était un tour du monde en bateau. L’itinéraire avait été arrêté. Après plusieurs semaines d’étude sérieuse, nous éviterons les Caraïbes trop risqués à cause des pirates. Par contre, nous ne sommes pas encore sûrs du nombre de fusils et de mitraillette à emporter… L’œil amusé de nos grands-parents encourageait ces babillements de grand air ; et nous, nous rêvions, secrètement un jour, de les rendre fier, d’une manière extraordinaire, décisive et éternelle.
Le temps a fait son chemin et nous voilà, aujourd’hui, à deux, devant le désert du Dasht-e Kavir. Le bateau a été troqué contre les vélos, et la haute mer contre les sables de l’Orient. Les fusils ont été remplacés par une guitare et des harmonicas. Pas grand-chose a changé, nous aimons toujours beaucoup les bonbons dont nous avons d’ailleurs fait des réserves pour le thé du soir. Les frites ne sont pas là mais c’est culturel et donc passager, on les retrouvera plus tard.

Voilà en gros, les pensées qui m’animent avant l’attaque de ce bout de désert, entre cousins. Je m’excuse d’avance pour ce mélodrame de cousinade, qui ne parlera qu’à ceux qui ont réellement connu ce que peut être un cousin ou une cousine.
Nous laissons donc Arif et Elias qui prennent le train à cinq heures du matin pour Machhad. En une journée, nous battons notre record de distance et avalons près de 160 kilomètres. C’est très dur au début avec un vent de face. Jules s’y offre en sacrifice, christique, arc bouté sur son vélo, il l’encaisse de toute sa carrure et me protège par là même alors que je pédale derrière. Un sursaut de fierté me fait prendre la tête avec un léger sprint pout arracher nos derniers kilomètres de montée. On tire, on tire à deux, jusqu’au sommet. On déjeune ensuite en contrebas dans un petit village. Un militaire à moto a cru bon de nous contrôler. Visite du fortin militaire où de pauvres conscrits, notre âge, croupissent, hagards et mous, entre le bidon d’eau et la machine à thé. Le moment le plus délicieux de la journée fut l’arrivée au camp du soir. Parler encore de petit village n’est pas très original mais celui-ci vraiment valait le coup. Tout fait de terre et d’argile, ses petites habitations entouraient en arc une grande tache de verdure, sûrement l’épicentre de l’oasis. Arrivés aux couché du soleil, les hommes rentraient des champs alentours et les femmes, bien voilées, attendaient au seuil avec les enfants dans les rues. La mosquée appelait pour l’Iftar. Il y a fort à parier que Plan Carpin en route vers la cour du grand Khan a trouvé un tableau semblable, et que dans cent ans rien n’aura beaucoup changé. Nous avons jeté la tente au pied du plus beau jardin. Sorte de jardin du Paradou jalousement fortifié et d’où émanait des chants d’oiseau extraordinaires.

Le lendemain, la distance avalée reste honorable : 140 kilomètres. C’est vrai qu’à deux on est plus rapide. L’inertie de groupe est tout bonnement divisée par deux et on a plaisir à faire vite et bien. Le désert est toujours beau bien qu’il s’efface petit à petit. De ces plaines arides de graviers et touffes d’herbes sèches fermées de barres rocheuses, nous passons à des étendus plates où la verdure – toutes choses égale par ailleurs – devient majoritaire. Une immense ligne droite en faux plat nous  écrase de soleil. Les gourdes sont vides, les gosiers se serrent et la langue devenue pâteuse colle au palet. Pourtant la grosse ville est là, au bout, on l’aperçoit. Ce sont là les moments les plus éprouvants à vélo. Lorsque poussé par un impératif physique – ici, boire à tout prix – le corps dans un dernier ultimatum se surpasse. La tête ordonne et les jambes suivent. On arrive alors, les yeux brulants, à demi fou dans la supérette, et sans demander, on pioche dans la glacière.
Le dernier jour est un demi-jour de vélo, demi-jour de bus. Nous prenons le bus après le repas du midi pressé par la réalisation d’un visa le lendemain matin à Machhad. De toute façon, la route n’a plus grand intérêt, très urbanisée, la civilisation est revenue. Fait remarquable, juste avant manger, la manifestation pro palestinienne dans la petite ville que nous avons rejointe. Des nombreux enfants arborent des pancartes « Down USA », « Down Great Britain ». C’est vendredi, jour de prière et par là jour de manifestation désigné en sortie de mosquée. On regarde ça de loin.

Les commentaires sont fermés.